Littérature
De l'Oral à l'écrit
Ces îles partagent un certain nombre de traditions orales considérées généralement comme d'exotiques légendes ou mythes mais bien souvent interprétées sur place comme l'histoire véritable des temps anciens (temps du "po") et des ancêtres divinisés ("atua")1. Ce hiatus s'explique par la difficulté d'interprétation de tels récits. Ceux-ci utilisent abondamment la forme allégorique (métaphore, parabole, hyperbole, réification, personnification…).
C'est ainsi qu'un poisson par exemple symbolisera parfois une île; pêcher un poisson, découvrir une île etc. Les narrateurs vont aussi jouer sur les sonorités, la polysémie des mots… La forme et le fond sont ici intimement liés.
Le vecteur utilisé originellement a en effet son importance. L’oralité a par essence une souplesse que ne permet pas l’écrit. Si d’une version à l’autre la trame demeure identique, celle-ci va pouvoir se conjuguer à l’infini selon le lieu, le narrateur et les circonstances d’énonciation.
Contrairement aux conceptions historiques occidentales où dans l’absolu la connaissance du passé doit amener une meilleure compréhension du présent, il ne s’agit pas ici tant de comprendre que de justifier ou de (dé)légitimer une situation présente. L’exemple des généalogies dont les versions sont multiples et souvent contradictoires l'illustre parfaitement.
C’est en effet à l’ancienneté d’une chefferie que l’on reconnaît non seulement sa légitimité politique mais que se fonde également son assise foncière et son prestige. En cas de changements politiques et cela arriva souvent, la nouvelle lignée au pouvoir se doit d’avoir à son tour la généalogie la plus ancienne, quitte à lui ajouter quelques générations ou à emprunter ici ou là des ancêtres à la dynastie précédente. Dans ce cas le narrateur toujours très prudent préférera généralement utiliser le mode allusif2. Car lorsque l’on touche à des récits aussi fondamentaux que l’origine des chefferies dont les implications politiques et foncières peuvent dans certains archipels être ressenties jusqu’à aujourd’hui, sans doute vaut-il mieux garder une certaine opacité sur la question, laissant la porte ouverte à plusieurs interprétations : dévoiler sans trop parler, dissimuler tout en parlant.
C'est ainsi que chaque île, chaque tribu, chaque clan voire chaque narrateur aura sa propre version ou interprétation de tel ou tel cycle narratif. Le passage de l'oral a l'écrit va néanmoins changer la donne. Lorsque les missionnaires puis administrateurs, anthropologues ou ethnolinguistes recueillirent puis parfois publièrent ces récits (en en donnant rarement la version en langue), ils en modifièrent profondément la nature même. En fixant à jamais sur papier ce qui jusqu'alors pouvait être reformulé quasiment à l'infini, ils firent certes œuvre de conservation patrimoniale en même temps qu'ils ne donnaient bien souvent que la version d'un narrateur donné à un moment donné.
Certains Polynésiens comprirent néanmoins l'intérêt et le danger de ce nouveau mode d'expression. C'est ainsi que dès le milieu du XIXè siècle, nombre d'entre eux compilèrent par écrit leur généalogie, l'histoire et l'origine de leur tribu ainsi que divers récits. Ces écrits connus sous le nom de "puta Tumu" (livre des origines), "puta Tupuna" (livre des ancêtres) aux Australes, "whakapapa pukapuka" (livre des généalogies) ou "family Books" selon les archipels sont parfois toujours jalousement conservés par les chefs de familles.
D'autres auraient disparus ou auraient été détruits. C'est ainsi que Makea Takau Ariki, ariki du "vaka" (tribu) de Teauotonga (Rarotonga), fit brûler dans les années 1890, tous les "Family Books" de sa tribu à l'exception du sien, afin que celui-ci devienne l'histoire officielle de la chefferie sans possibilité de remise en cause. Des extraits en furent du reste publiés à sa demande dans le "Journal of the Polynesian Society"3. D'autres encore ont pu être réécrits pour les adapter à une nouvelle situation donnée.
Un autre exemple concerne les écrits de Wiremu Te Rangikaheke, qui constituèrent la source principale du recueil de récits de George Grey intitulé "Polynesian Mythology". Cet ouvrage étant devenu une référence de la littérature orale maori, les versions qui y sont présentées sont peu à peu devenues les récits officiels de l'ensemble des Maori de Nouvelle-Zélande, alors même que chaque tribu a ses propresrécits, sa propre histoire et origine4
1 Une cérémonie appelée 'aka atuanga était pratiquée après le décès des chefs les plus importants afin de les doter d'un statut divin.
2 Par exemple, par l'utilisation de toponymes ou patronymes cryptiques
3 "Ko te papa ariki teia mei Avaiki mai, mei roto ia papa" Genealogies and Historical Notes from Rarotonga, Part 1. Journal of the Polynesian Society vol 1. p. 64-75, 1892
4 Le même constat peut-être fait pour les îles de la Société à propos de l'ouvrage de Teuira Henry, "Tahiti aux temps anciens".